jeudi 19 décembre 2019

Cahiers Butor 1 Compagnonnages de Michel Butor


Cahiers Butor 1 Compagnonnages de Michel Butor sous la direction de Mireille Calle-Gruber, Jean-Paul Morin & Adèle Godefroy. Paris, éditions Hermann, 2019. Prix : 27,00 euros.





                       
                
  Parution le 18 septembre 2019, aux éditions Hermann, du premier numéro des Cahiers Butor, Compagnonnages de Michel Butor, vaste entreprise, en 7 numéros, qui cherche à rendre plus « complètes » les œuvres complètes de Butor, publiées à La Différence, avec une référence aux images. Chacune des livraisons devra explorer une partie du continent Butor soit Butor et les peintres pour le 2, Butor et la musique pour le 3, Butor et les objets pour le 4, Butor et la photographie pour le 5, Butor et la photographie pour le 6 et enfin Butor, poétique et politique pour le 7. Et il faudra sans doute repenser une suite pour continuer l’exploration de cette œuvre multiforme.

  Retour à ce premier Cahier qui se présente sous la forme d’un fort volume de 240 pages avec une division en sept parties, optant pour une approche non pas chronologique, mais labyrinthique. Une grande place se trouve réservée aux reproductions de travaux d’artistes et de nombreux livres réalisés conjointement avec Jean-Luc Parant (plasticien et écrivain), Graziella Borghesi, Marie-Sophie Kilichowska, Bertrand Dorny, Anne Walker, Bernard Alligand (avec une explication sur leur collaboration et les éditions d’art FMA), Colette Deblé et ses lavis, Francesca Caruana, Richard Meier (présentant leur travail miniature sur les « Fireboox » ; des photographes comme Bernard Plossu, Adèle Godefroy, Maxime Godard, François Garnier. Il comprend aussi un hommage poétique autour de Prague et Jiří Kolář par Christian Skimao, avec trois photographies de Marie-Christine Schrijen.

  Une introduction lumineuse de Mireille Calle-Gruber ouvre cette livraison, suivie d’un travail plus critique « Passage de lignes » ; divers textes nous guident comme ceux de Khalid Dahmany ou de Sarah-Anaïs Crevier Goulet. Henri Desoubeaux a travaillé sur Butor et la photographie, Marion Coste sur la dimension musicale de 6 810 000 litres d’eau par seconde, enfin en conclusion, une étude étonnante d’Eberhard Gruber intitulée « Butor/Hésiode Une théogonie de l’écriture ? » Des poèmes reproduits de Butor parsèment l’ensemble, une photo prise par lui de son grand ami Georges Perros et de sa femme Tania, un portrait rédactionnel de Cartier Bresson, les deux datant de 1958.

  Une série d’entretiens historiques avec Jean-François Lyotard et Mireille Calle-Gruber, Jean-Yves Bosseur et Marion Coste, un rappel de la naissance du projet des Cahiers à la Cave littéraire de Villefontaine par Jean-Paul Morin, Butor et Max Charvolen, s’y trouvent également ; enfin un sympathique témoignage de Raphaël Monticelli sur leur rencontre accompagné d’une formidable photo de Marc Monticelli où ils sont pris de dos en train de marcher en devisant.

  Le côté protéiforme de l’ensemble fait éclater une approche qui pourrait paraître très structurée. Il faut se perdre dans les méandres de la pensée Butor, glisser dans les références et les époques, feuilleter les images et s’égarer dans une certaine nostalgie. Que bientôt paraissent les autres numéros pour tenter de remplir notre soif de partage.
                                                                                                          Christian Skimao

samedi 16 novembre 2019

"Le goût de la tempête Normandie douce-amère", par Guillaume Mazeline Editions Une heure en été, 2019.

Le goût de la tempête
Normandie douce-amère, premier volume d’un diptyque
Par Guillaume Mazeline
Editions Une heure en été
202 x 307 mm, 448 pages

Prix : 21,00 euros



                                             


                                            Des lendemains qui déchantent



  L’Histoire fournit un excellent cadre aux écrivains. La Deuxième Guerre mondiale demeure un lieu de tensions encore palpables aujourd’hui, où se déroulèrent bien des enjeux et crimes du 20ème siècle. Si le roman s’enracine dans cette problématique, il ne s’agit encore que du premier volume d’un diptyque, ouvrant sur la « drôle de guerre » en France, donc avant la défaite provisoire de juin 1940, continuant avec la période de la Résistance et se terminant provisoirement avec la Libération et le climat de l’épuration.

  La vie de Jules Manay, instituteur et jeune appelé de vingt-cinq ans, bascule avec la défaite et il va alors rejoindre ceux qui refusent de baisser les bras. Il s’active énergiquement contre l’occupant, échappe aux traques de la Gestapo et de ses nervis français, et finit responsable départemental des FFI, mais à quel prix ? Ce combat mené contre les nazis et son absence auprès de Marie, sa femme, finit par miner son couple et le laisse comme englouti par ces événements terribles qui lui révèlent également la jouissance du combat. La Normandie se trouvera libérée, en ruines et rien ne sera plus comme avant, en raison du prix du sang (la mort de son frère exécuté, la mort de son fils Julien dans un bombardement), la clandestinité, et sans doute aussi une terrible fêlure intime. Il va rejoindre l’armée française régulière et se laisse, peu à peu gagner par le désenchantement, devant le retour de résistants de la dernière heure et autres trafiquants, redevenus patriotes par la magie des certificats de complaisance.

  Usant d’une prose lumineuse, qualifiable de classique, Guillaume Mazeline dépeint un environnement où les figures féminines ont également un grand rôle. Marie subit les événements (la mort d’un de leurs enfants lors d’un bombardement, les privations, l’éloignement de son mari, etc.) sans jamais se départir d’un grand courage. Lucie, amoureuse secrètement de Jules va s’engager dans la lutte et subir les outrages de faux résistants, mais vrais gangsters qui se vengent sur elle, ne pouvant atteindre directement Jules. Mireille, l’amie de Marie, qui préfère les femmes, cache aussi un amour secret pour elle. Paradoxalement, les certitudes des hommes s’effilochent devant la ténacité des femmes. Ces dernières conquièrent une liberté personnelle. Cette approche, contemporaine, se situe dans le contexte d’une société désormais bien ancienne pour nous, une troisième République corsetée au niveau des mœurs et des rôles sociaux entre femmes et hommes. Les scènes de sexe se trouvent traitées de façon assez elliptique, laissant place à l’imagination, nous épargnant un voyeurisme facile, souvent trop répandu aujourd’hui.

  La vie, la mort, l’amour, appartiennent à la grande trilogie littéraire. Les sentiments s’expriment parfois, pourtant la chair demeure souvent triste. Un trouble insidieux se répand, contaminant le lyrisme des lendemains. La clandestinité crée des abîmes d’où personne ne sort véritablement indemne. En 51 chapitres, se trouve énoncée cette « règle du jeu » pour reprendre le titre de ce grand film de Renoir, sorti en 1939 justement, mais ne s’agit-il pas ici, pour chacune et chacun, d’une autre « règle du je », à réinventer quotidiennement.


                                                                                                                      Christian Skimao